L'historien romain Tacite est-il né en Gaule belgique (1) ?


Par Sébastien Polet


Tacite est l’un des plus célèbres auteurs romains. Ses Annales (2) et ses Histoires (3) sont ses œuvres les plus étudiées et commentées. Malgré, l’importance de ses écrits, l’écrivain demeura très discret. Ses informations autobiographiques furent rares et sporadiques.


Tacite naquit en Gaule dans une famille de l’ordre équestre. Il suivit, dans sa jeunesse, l’enseignement de M. Aper et de Julius Secundus, maîtres de rhétorique. Il devint avocat et orateur. Ses talents et son mariage avec la fille du consul Cn. Julius Agricola, le firent entrer dans l‘ordre sénatorial. Son beau-père fut l’un des gouverneurs les plus talentueux de la turbulente province de Bretagne (4). Tacite joua un rôle important lors des jeux séculaires de 88. Il quitta l’Urbs (Rome) durant le principat de Domitien pour occuper une charge de légat dans une province. En 97, sous Nerva, il fut consul suffect (5). Sa carrière sénatoriale ne l’empêcha pas de poursuivre son métier d’avocat. En 99, il défendit les intérêts de la Province d’Afrique opposée à l’un de ses anciens gouverneurs, Marius Priscus. Il eut Pline le Jeune comme collègue durant ce procès. Il consacra un petit traité à son l’art de manier la langue latine, le Dialogue des orateurs où il s’interrogeait sur la décadence de cette discipline (6). Entre 112 et 113, il atteint l’un des sommets de la carrière sénatoriale en devenant proconsul (7) d'Asie (8). Tacite décéda probablement au début du règne d’Hadrien (9).

Ce n’est toutefois pas la carrière de Tacite ou ses talents d’hommes de lettre qui sont ici étudiés. Les origines de celui que Racine nommait le « plus grand peintre de l’Antiquité » sont discutées. Pour certains, Tacite naquit en Gaule narbonnaise, pour d’autres, il était originaire de Gaule belgique (10). L’étude approfondie de l’origine de la patrie de l’historien romain débuta dès 1936 avec un article de Mary L. Gordon dans le Journal of Roman Studies (11).

Tacite étant très discret, il est difficile d’obtenir des informations sur ses origines malgré l’inscription fragmentaire mise au jour à Rome (12) le concernant (13). Même son « prénom » est incertain : Publius ou Gaius. Son nom, Cornélius était, quant à lui, très fréquent. Seul son cognomen, Tacite, peut être intéressant. En effet, ce cognomen était relativement rare. Le plus ancien « Tacite » qui fut mentionné résidait à Pise (14) en 4 de notre ère. Ce « surnom » se retrouve aussi à Milan (15), Luna mais surtout à Vaison, en Gaule narbonnaise. La Gaule cisalpine ou la Narbonnaise sont d’anciennes régions celtes mais qui au début de notre ère étaient parfaitement romanisées. Tacite pourrait, d’après l’éditeur de l’inscription (16), disposer de deux cognomina supplémentaires : « Caecina Paetus ». Ces deux noms seraient liés à la famille de sa mère qui appartenait aux Caecinae (17) de Volterra (18).


CIL, VI, 1574


Tacite témoigna, dans ses Annales, envers Afranius Burrus, préfet du prétoire de Néron, une certaine sympathie. Or, Burrus était originaire de Vaison. Julius Agricola, le beau-père de l’historien, était originaire de Fréjus, cité importante de cette même province (19). Le mariage était-il dû à une proximité géographique ? Si Agricola fréquenta les écoles grecques de Marseille, Tacite semble ne pas avoir été dans la cité phocéenne.

Le naturaliste Pline l’Ancien décrivant une maladie rare cite un notable du nom de Tacite dans son Histoire naturelle : « Nous-même nous avons été naguère témoin, à part la puberté, de presque toutes ces circonstances chez le fils de Cornelius Tacite, chevalier romain, administrateur des finances dans la Gaule belgique » (20). Ce chevalier se trouvait probablement dans le nord des Gaules en 57 de notre ère. Ce Cornélius Tacite, procurateur des finances en Gaule belgique pourrait bien être le père de l’historien (21). De plus, ce dernier naquit vraisemblablement à cette époque (22). Pline l’Ancien témoin de ce qu’il décrivit fut également procurateur en Gaule belgique. Dans sa biographie de Tacite, parue en 1958, l’historien britannique Ronald Syme soulignait déjà que le beau-fils d’Agricola avait une très bonne connaissance des provinces (23) septentrionales des Gaules (24). Ronald Syme remarqua un intérêt pour ces régions dans les Annales et dans les Histoires (25). De plus, en début de carrière, il composa aussi un petit ouvrage très bien documenté consacré aux peuples d’outre-Rhin : De la Germanie. Comme le remarqua néanmoins Pierre Grimal, en 1990, tout ne s’explique pas par des souvenirs d’enfance (26). Tacite se rendit aussi en Germanie à l’âge adulte. Pierre Grimal souligna toutefois que l’historien romain exerça probablement un commandement dans une région qu’il connaissait déjà. Il étudia l’histoire et les peuples du nord de la Gaule et de la Germanie avec une grande rigueur. Tacite tentait selon Pierre Grimal de se « spécialiser » pour faire carrière dans ces régions (27). Le cognomen « Tacite » est également attesté dans huit inscriptions provenant des provinces de Germanie et onze (28) provenant du Norique (29). Cette dernière information permet de déterminer que des proches de l’écrivain vivaient dans ces régions.

Il demeure difficile de déterminer la patrie d’origine de Tacite. Il est toutefois clair que l’historien est un provincial dont la famille vivait en Gaule. Même s’il n’est pas nécessairement né en Gaule belgique, Tacite fut très intéressé par cette région et par les peuples non soumis qui étaient établis à ses frontières septentrionale et orientale. Il faut néanmoins souligner que Tacite se percevait comme un Romain à part entière. Il ne cherchait pas à mettre sa région d’origine en exergue. Il était fier de son éducation latine et de son rang social. Aucun « nationalisme régional » n’existait dans ses œuvres.


Notes

(1) Il s’agit de l’adjectif et non du substantif, il ne prend donc pas de « B » majuscule.
(2) Histoire de l’empire romain de la mort d’Auguste au principat de Néron. Œuvre conservée partiellement.
(3) Histoire de l’empire romain du principat de Galba à celui de Domitien. Seuls les cinq premiers livres sont conservés : Galba, Othon, Vitellius et le début du règne de Vespasien.
(4) Actuelle Angleterre et Pays de Galles.
(5) Consulat qui n’est pas celui du début de l’année. Les deux consuls de janvier donnaient leur nom à l’année. Les autres étaient des consuls suffects. En cas de mort d’un consul « ordinaire » son remplaçant était aussi nommé « suffect ».
(6) Tacite, dans DAUZAT (P.-E.), DESCLOS (M.-L.), MILANEZI (S.), PRADEAU (J.-F.), Guide de poche des auteurs grecs et latins, nouvelle édition augmentée, Paris, 2011, p. 270.
(7) Gouverneur. Cette province, avec celle d’Afrique était gouvernée uniquement par d’anciens consuls. Ils étaient nommés à ce poste par le Sénat.
(8) L’ancien royaume de Pergame. L’une des plus riches provinces de l’Empire. BIRLEY (A. R.), The life and death of Cornelius Tacitus, dans Historia. Zeitschrift für Alte Geschichte, t. 49/2, 2000, p. 236. L’inscription AE, 1890, 110 de Mylassa mentionne son proconsulat.
(9) ZEHNACKER (H.), FREDOUILLE (J.-C.), Littérature latine, 3e éd., Paris, 2001, p. 289-290 (Coll. Premier Cycle).
(10) OZANAM (A.-M.), Introduction, dans TACITE, Vie d'Agricola - La Germanie,
OZANAM (A.-M.), PERRET (J.) trad., Paris, 1997, p. VII-VIII (Classiques en poche, 14). Pour l’histoire de la province de Gaule belgique : POLET (S.), Marius Maximus, un historien gouverneur de Gaule belgique, dans Wavriensia, t. 63/2, 2014, p. 73-77.
(11) GORDON (M. L.), The patria of Tacitus, dans Journal of Roman Studies, t. 26/2, 1936, p. 145-151.
(12) Dans les thermes de Dioclétien.
(13) CIL, VI, 1574 = AE, 1995, 92 = AE, 2000, 160.
(14) Gaule cisalpine.
(15) Gaule cisalpine.
(16) ALFÖLDY (G.), Bricht der Schweigsame sein Schweigen ?, dans Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts, Roemische Abteilung, t. 102, 1995, p. 252-268.
(17) Famille de rang sénatorial qui eut deux consuls suffect au Ier siècle de notre ère : Aulus Caecina Paetus en 37 et Gaius Caecina Paetus en 70. BIRLEY (A. R.), The life and death of Cornelius Tacitus, dans Historia. Zeitschrift für Alte Geschichte, t. 49/2, 2000, p. 232.
(18) Ibidem, p. 232-233.
(19) GRIMAL (P.), Tacite, Paris, 1990, p. 50-51.
(20) PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, VII, 76.
(21) Peu de chercheurs contestent cette filiation. BIRLEY (A. R.), The life and death of Cornelius Tacitus, dans Historia. Zeitschrift für Alte Geschichte, t. 49/2, 2000, p. 233, n. 22.
(22) Année de naissance estimée par Anthony R. Birley : 58. BIRLEY (A. R.), The life and death of Cornelius Tacitus, dans Historia. Zeitschrift für Alte Geschichte, t. 49/2, 2000, p. 236.
(23) Les deux provinces de Germanie furent détachées de la Gaule belgique sous le principat de Domitien.
(24) SYME (R.), Tacitus, v. 1, Oxford, 1958, p. 452.
(25) Notamment l’incident de 70 : attaque du camp de Petilius Cerialis par des Germains. WIGHTMAN (E. M.), Gallia Belgica, Londres, 1985, p. 74 et p. 158.
(26) GRIMAL (P.), Tacite, Paris, 1990, p. 52.
(27) Ibidem, p. 52.
(28) GORDON (M. L.), The patria of Tacitus, dans Journal of Roman Studies, t. 26/2, 1936, p. 146.
(29) Province située au sud de la Germanie, au sud du Danube.


Pistes bibliographiques


ALFÖLDY (G.), Bricht der Schweigsame sein Schweigen ?, dans Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts, Roemische Abteilung, t. 102, 1995, p. 252-268.
BIRLEY (A. R.), The life and death of Cornelius Tacitus, dans Historia. Zeitschrift für Alte Geschichte, t. 49/2, 2000, p. 230-247.
GORDON (M. L.), The patria of Tacitus, dans Journal of Roman Studies, t. 26/2, 1936, p. 145-151.
GRIMAL (P.), Tacite, Paris, 1990.
POLET (S.), Marius Maximus, un historien gouverneur de Gaule belgique, dans Wavriensia, t. 63/2, 2014, p. 73-77.
SYME (R.), Tacitus, 2 vol., Oxford, 1958.
TACITE, Annales, BURNOUF (E.) trad., Paris, 1966.
TACITE, Dialogue des orateurs, GŒLZER (H.) éd., BORNECQUE (H.) trad., 7e tirage, Paris, 2003 (C.U.F.).
TACITE, Histoires, t. I, Livres I - III, GOELZER (H.) trad., 3e éd., Paris, 1959 (C.U.F.).
TACITE, Histoires, t. III, Livres IV et V, LE BONNIEC (H.) trad., HELLEGOUARC'H (J.) éd., Paris, 1992 (C.U.F.).
TACITE, Vie d'Agricola - La Germanie, OZANAM (A.-M.), PERRET (J.) trad., Paris, 1997, p. VII-VIII (Classiques en poche, 14).
Tacite, dans DAUZAT (P.-E.), DESCLOS (M.-L.), MILANEZI (S.), PRADEAU (J.-F.), Guide de poche des auteurs grecs et latins, nouvelle édition augmentée, Paris, 2011, p. 270-271.
WIGHTMAN (E. M.), Gallia Belgica, Londres, 1985.
ZEHNACKER (H.), FREDOUILLE (J.-C.), Littérature latine, 3e éd., Paris, 2001 (Coll. Premier Cycle).



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